Introduction
« Un trait d’esprit, deux traits de pinceau »
Tout le monde court après l’esprit, disait Montesquieu en se moquant de ses contemporains, lesquels aimaient se réunir en bonne société pour faire des démonstrations de force intellectuelle. Cette prétention n’est plus vraiment d’actualité. Ça m’arrange un peu car j’ai moins d’esprit que les autres et encore moins d’appétence pour les mondanités. Mais je ne suis pas insensible à l’éclat de ce genre de trouvailles spirituelles. Le trait d’espritsurtoutm’intrigue, et en particulier ce moment de fulgurance où l’intuition réveille la lucidité et stimule la création. Je cultive volontiers en secret ce penchant à la libre association d’idées qui prête parfois à sourire, force l’émerveillement et finalement produit des formes esthétiques inédites.
Un trait d’esprit, qu’est-ce que c’est au juste ? Quel rapport y a-t-il entre une association d’idées brillante et un tracé subtil ? Le rapport est analogique probablement. L’esprit paraît aussi rapide que le pinceau semble prompt. On apprécie la vivacité d’esprit comme on admire la vigeur du pinceau. C’est dans ce sens que Roland Barthes définit aussi le haïku comme un trait.
Ce rapprochement entre trait d’esprit et trait de pinceau ne surprendra peut-être pas un artiste de culture chinoise (ou japonaise) puisque, dans sa tradition, peinture, poésie et calligraphie souvent se confondent pour former un seul et même art. Mais pour moi, c’est plus surprenant. Non seulement le trait colle au réel mais il colle aussi à l’idée. Il ne se contente pas de figurer analogiquement le monde, il transpose les combinaisons insolites que l’imagination découvre.
Je vois bien la majesté de la peinture des grandes traditions dynastiques. Que ce soit chez les Tang, les Yuan ou les Song, on trouve ce même principe de correspondance harmonieuse, plus tard élevé au plus haut degré de maîtrise par Shi-Tao (石濤) qu’on cite souvent en exemple pour avoir développé le principe de l’unique trait de pinceau. Les croisements sont alors fort nombreux avec les peintres romantiques qui peignaient alla prima, pratiquant systématiquement la peinture sur le motif, le croquis d’après nature, etc. J’aime l’économie de moyens qui assure un maximum d’effet. Un seul trait parfois suffit pour évoquer une scène, un lieu, un visage, et partout, le trait colle au réel.
Les exemples de peintres européens qui font naître leurs dessins de la poésie, je les trouve surtout dans un passé proche. Chez les dadaïstes, les surréalistes et leurs successeurs, le lien est évident. Chez eux, la libre association d’idées produit l’image et vice versa. Le collage de matériaux épars, le rapprochement d’objets insolites, la superposition de matériaux saugrenus, tout cela révèle un sens souvent inattendu qui se prête à l’interprétation sauvage. Freud a consacré un essai à cette tendance au trait d’esprit, en la rattachant à la vie de l’inconscient. Ici, le trait colle à la pensée.
« Avec le trait, véritable verbe, enveloppe tangible des formes, le dessinateur matérialise sa pensée » écrit le peintre-graveur surréaliste Alfred-Georges Regner. Un trait d’esprit, deux traits de pinceaux, ça insiste donc sur ce va-et-vient graphique entre le monde et la pensée. Même si je ne sais jamais lequel du trait d’esprit ou du trait de pinceau précède l’autre, un dessin appelle un commentaire, une association d’idées sollicite une projection sur le papier pour ne pas se perdre. Ces calembours sont un calvaire pour le traducteur, au moins ont-ils le mérite de faire des images et les images ça se dessine.
Il ne faut pas croire que je pense à tout ça quand je prépare une gravure. Si je pensais à la théorie esthétique ou à l’histoire de l’art, trop intimidé, je ne ferais pas un geste de peur de mal faire. Je commence par oublier la tradition, les techniques, les grands peintres, les grands graveurs, pour dessiner librement, selon mon état d’esprit du moment et alors, sans avoir besoin de forcer le trait, ça vient tout seul. Le trait a des chances d’être juste.
Trait de pinceau, trait de crayon, je retrouve cela bien sûr dans la gravure au trait, mais également dans la technique de l’aquatinte, propre aussi à l’eau-forte, qui n’est pas qu’un simple procédé secondaire de mise en relief puisque je complique souvent les applats par des effets crayonnés. Les croquis préliminaires et les quatre séries de gravures que je présente dans ce livre, toutes réalisées à Taiwan – les神的怪手, les 39 marches à l’ombre, les 33 tours, les 40 voleurs à la petite semaine – sont les produits d’une même recette : pour creuser la plaque, acide et pointe sèche ; pour lier les pigments à la matière grise, un peu de white-spirit et une pointe d’esprit de finesse.
Ivan Gros. |