Elle s'appelait, disons, madame Delambre. C'était une lectrice, abonnée au Nouvel Observateur où je tiens chronique hebdomadaire depuis trente-cinq ans. Ce devait être vers la fin des années 1980. Elle m'avait écrit. Du diable si je me rappelle l'occasion. J'avais dû, dans une chronique, parler de quelque chose qui avait trait à la littérature concernant l'orient asiatique. Madame Delambre s'était présentée à moi, dans sa lettre, sous un jour sympathique, puisque m'invitant à la voir chez elle où elle avait des livres à me montrer, j'avais pris rendez-vous par téléphone et lui avais demandé si je pourrais venir accompagné d'amis qui vivaient ordinairement à Taïwan mais qui se trouvaient momentanément à Paris. Il s'agissait bien sûr, le lecteur de ce recueil l'aura deviné, de René Viénet et de Zyl.
La dame se déclara contente à l'idée de me voir lui rendre visite avec mes amis. Nous prîmes rendez-vous pour un après-midi, c'était une dame âgée de quelque quatre-vingt dix ans et elle était dispose surtout l'après-midi. Elle habitait rue de Richelieu, à Paris, à moins que ce ne fût rue Molière, son appartement, en tout cas, était derrière la fontaine Molière accolée aux immeubles qui occupent le carrefour de ces deux rues.
René, sur ces entrefaites, avait dû être rappelé à Taipei et c'est avec la seule Zyl que je me suis présenté au jour et à l'heure dite. Zyl était toujours partante pour voir des livres, elle n'était pas encore libraire mais sans doute avait-elle déjà plus ou moins en tête le projet, puis l'idée de voir un personnage pittoresque lui souriait toujours immanquablement. La lettre de madame Delambre annonçait un personnage pittoresque. Que je regrette, ma mère, d'être si peu ordonné que je ne peux pas même envisager d'essayer de retrouver sa lettre que pourtant je garde sûrement quelque part. Si la lettre avait été banale, je n'aurais pas répondu à la sollicitation d'une nonagénaire, même du beau sexe, je me connais assez pour en être certain, c'est la seule certitude que j'ai à propos de cette histoire. Un quart de siècle a passé, le témoignage n'est plus qu'un tissu d'impressions, dont une très forte, qui justifie le récit que vous êtes en train de lire et cette impression concerne Zyl.
Nous voici donc qui sonnons à la porte de la dame. La dame est alerte, on sent tout de suite qu'elle a du caractère. Elle a un passé de résistante pendant la guerre, elle est de gauche, veuve d'un médecin elle habite un grand appartement aux vastes pièces et d'une belle hauteur de plafond. C'est un logement de caractère lui aussi, pour poursuivre dans le vocabulaire des agents immobiliers. Le défunt collectionnait les éditions anciennes, des rayonnages occupaient du haut en bas tous les murs dans toutes les pièces, on ne voit ça que dans des bibliothèques publiques, c'était une caverne d'Ali Baba. Les livres les plus récents étaient du dix-huitième siècle, il y en avait des milliers, on circulait dans les reliures, seul un coin, dans une pièce, accueillait des livres de notre époque, un coup d'oeil suffisait à montrer que la dame suivait pour ses lectures les bons conseils donnés par le Nouvel Observateur.
Je me rappelle qu'il y avait un escalier qui montait à l'étage supérieur, le vaste appartement était en duplex, madame Delambre ne devait pas y monter souvent ou alors par un autre passage car les marches étaient couvertes de bouquins. Les rayonnages que son mari avait fait construire ne pouvaient les recevoir, elle me fit remarquer que les livres d'aujourd'hui sont plus hauts qu'ils ne l'étaient encore dans les années 1960.
Elle nous ouvrit donc sa porte, je me présentai et présentai Zyl: "Mademoiselle Françoise Zylberberg". Elle nous reçut avec cordialité, nous lâcha dans sa jungle bien rangée.
Ne me rappelant pas quel livre elle souhaitait particulièrement me montrer, j'ai le souvenir d'en avoir ouvert un peu au hasard, avec une forte envie d'en glisser un ou deux dans ma poche, le souvenir aussi qu'elle nous surveillait discrètement: d'être venu à deux, d'avoir parlé de venir à trois, avait pu éveiller sa méfiance, même si elle m'avait fait les compliments d'usage de la part d'une lectrice de mes chroniques. Les plus extraordinaires de ces bouquins étaient les grands formats illustrés, des recueils de cartes géographiques, il y en avait pour des fortunes, elle nous raconta que son mari n'avait vécu que pour les rassembler, les malades lui avaient servi à ça et puis il avait commencé sa collection il y avait des dizaines d'années, à une époque où la cote de ces livres anciens n'était pas ce qu'elle est devenue. Il avait fait, aussi, un bon placement.
Nous avons donc passé un moment à nous régaler les yeux et les mains, "Mademoiselle Françoise Zylberberg" et moi, puis, ouvrant je ne sais quel ouvrage, je tombai sur quelque chose que je voulus montrer à Zyl. Je l'interpellai: "Viens voir, Françoise". Je n'ai jamais vu Zyl comme ça. Elle sursauta violemment, son visage changea, elle eut une expression de contrariété très forte. Je me suis senti idiot. Qu'est-ce qui m'avait pris de l'appeler Françoise, ce que je n'avais jamais fait. J'avais été entraîné par ce "Françoise Zylberberg" utilisé pour la présenter à notre hôtesse, s'y était ajouté l'espèce d'embarras de se trouver chez cette inconnue de beaucoup plus âgée que moi, bref, comme un ballot, je l'avais appelé Françoise. Je ne pouvais pas m'attendre à une réaction aussi vive de la part de Zyl. Je la ressentis comme du dégoût. Elle m'avait lancé un regard que je ne lui ai jamais retrouvé. Je me demande encore ce qu'il signifiait. Au fil des années, j'y ai souvent repensé, avec l'intention de lui en demander l'explication lorsque nous nous trouverions seuls ensemble tous les deux mais nous ne nous sommes jamais retrouvés seuls ensemble tous les deux.
Pour finir, la dame nous réunit autour d'une table dans la pièce où elle vivait d'habitude et sortit une bouteille du cognac qui faisait son ordinaire. Je ne lui avais pas piqué de bouquin, j'espérais vaguement qu'elle m'offrirait d'en choisir un en souvenir. Bernique. Elle nous parla de la vie qu'elle menait. L'après-midi, sauf celui-ci, elle allait à pied jusqu'au Quartier latin pour voir un film. Elle refusait la télévision. Elle se resservit un cognac, se demanda à voix haute ce qu'après sa mort deviendrait ce rassemblement de livres (raison de plus pour me faire un cadeau, non?): «Ma fille ne s'y intéresse absolument pas.» Moi, pour la consoler de cette filiale ingratitude: «Un jour, elle s'y intéressera sûrement.» Elle haussa les épaules: «Vous savez, elle a 69 ans.» C'était, en effet, râpé. Nous revoici à l'air libre. Zyl regagna la rue Cherubini, elle avait ses bagages à préparer, elle repartait le lendemain, nous devions nous retrouver deux ou trois heures plus tard, il était prévu qu'elle dîne à la maison. Renée était rentrée de son travail, elle m'y attendait. Elle avait acheté des boîtes de sardines à l'huile pour Zyl, Zyl ne repartait jamais pour Taipei sans ses sardines et il y avait encore un véritable épicier dans le quartier et qui vendait la bonne marque. Zyl nous rejoignit. Nous nous tenions dans la cuisine. Pendant que le repas se préparait, nous avons ouvert une bouteille de vin, c'était au temps d'avant le cahors, et on nous avait apporté d'Italie un beau morceau du meilleur parmesan. Nous entendons encore Zyl: «Chic, du fromage sans les nouilles!» |