A Taïwan, nous connaissons tous « la Montagne d’or » flanquée de sa célèbre deuxième centrale nucléaire ; mais le souvenir d’une autre montagne ne figurant pas encore sur les cartes se profile dans nos mémoires ; que nous soyons français ou taïwanais francophones, S/Zi/ylberberg, ne nous est ni inconnue, ni indifférente.
Nous connaissons tous l’influence que peut avoir un prénom sur le destin d’une personne, mais lorsqu’une personne s’approprie la première syllabe de son nom pour en faire un prénom percutant-Zyl, l’originalité de la démarche intrigue.
Zyl, cheveux drastiquement courts, reflets d’argent mordoré, silhouette filiforme m’est apparue pour la première fois flanquée de Jacques Picoux, tout aussi filiforme, mais comparativement si grand dans l’antre du « Corsaire breton ». Leur connivence ne faisait l’ombre d’un doute, fous rires au fond du regard, incongrus au beau milieu des respectables consommateurs de crêpes bon chic, bon genre de l’établissement.
Trente ans de recul ne font pas oublier ce duo inséparable de « Salut les copains », cette émission de télévision qui a fait découvrir à tant de Taïwanais et Taïwanaises le français tantôt décliné par la voix basse, monocorde et rauque de Zyl, tantôt animé du timbre grave et chaud de Jacques. Quand je repense à eux, je dis complémentaires ; Zyl se donnant des airs monolithiques, mais jamais à l’heure, émergeant sans bagages sur le coup de midi pour une réunion qui avait lieu à dix heures, Jacques débordant de sensualité, mais l’attendant de pied ferme depuis la dite heure, parfaitement au courant de ce qui devait être discuté, élaboré et fait ce jour-là.
Zyl, ce sont les sempiternels « on va d’abord boire un café », dans la fumée des cigarettes Long Life sorties de leur étui de papier jaune un peu froissé par la pliure du jean, le doigt rêveur tiraillant un cil, en attendant de commencer...
Commencer, combien de fois Zyl a-t’elle commencé ! Taïwan devenu le terreau de sa culture, c’est là qu’elle s’est construite en apprenant, car mine de rien, elle en a fait des choses, des choses qu’elle n’avait jamais faites ou n’aurait jamais pensé faire, souvenez-vous de ces cartes postales qui dévoilaient brusquement un tout autre aspect de Taïwan que celui de ses mémoriaux pompeux et givrés ; d’énormes morceaux de pastèques ou d’ananas découpés à même le carton, des vendeurs de balayettes en tous genres accrochées à l’arrière du vélo, des devantures d’échoppes, des collages aussi, ceux patiemment façonnés par Jacques à ses moments perdus.
Zyl apprenait, elle apprenait au fil des rencontres qui jalonnaient sa vie et la plus belle rencontre qu’elle ait pu faire, c’est celle de l’artiste-styliste taïwanaise, Sophie, Sophie Hong. Jamais l’une sans l’autre non plus, découvrant l’une de l’autre culture, langue et art culinaire ; Sophie quittant son atelier pour passer à la librairie française de Zyl, Zyl aidant Sophie à faire ses devoirs de français, Sophie apprenant peu à peu à Zyl l’art de s’habiller, Zyl aidant Sophie à réaliser son rêve, « monter en Europe », ouvrir une boutique à Paris.
C’est une véritable métamorphose de Zyl qui s’est produite alors, je la revois dans sa tenue Sophie Hong spécialement conçue pour elle, celle que j’appelle « sa tenue Tintin », comme il apparaît dans les premiers albums d’Hergé ; pantalon de golfeur, bouffant aux chevilles, dans les marron clair, gilet assorti, qu’elle portait avec de gros godillots. Et cet appétit soudain pour les nourritures terrestres, les grands repas bien au chaud dans la grande famille de Sophie, car Zyl découvrait aussi des frères, des soeurs, leurs enfants, elle s’occupait même d’un père malade, celui de Sophie, venu habiter leur maison à Taïpei ; ces nouveaux liens affectifs ont petit à petit effrité la carapace devenue bientôt caduque. Dès lors tout a changé en elle.
Je crois qu’au contact de Sophie, de l’Autre, elle a réalisé qui elle voulait être et a commencé à le devenir ; d’humanisée, elle s’est socialisée, elle a appris à gérer la librairie, s’est occupée de la carrière de Sophie, voyageant avec elle à New York, Tokyo, Paris, Rome, pour aller pour la première fois de sa vie à des salons, des défilés de mode ; c’est à cette époque qu’elle s’est arrondie, dans tous les sens du terme, un grand appétit de vivre lui est venu, elle mangeait enfin la vie à pleines dents !
Et puis la maladie a déclaré brutalement et en plein coeur « l’acte final » de cette métamorphose, alors qu’elle n’avait pas encore fini d’apprendre qui elle devenait. Ne connaissant qu’une partie de la vie de Zyl, j’imagine bien des souffrances à l’origine de cette ouverture si tardive à la vie et je me dis qu’il lui aurait encore fallu un peu de temps peut-être pour reconnaître son vrai prénom, celui de Françoise, Françoise Zylberberg. |