Zyl, elle est partie.
Pour l’instant, tout cela me paraît toujours irréel comme dans un rêve.
C’est comme si nous nous étions dit bonne nuit avant de nous coucher, puis comme si nous dormions profondément dans le noir et nous nous réveillions à l’aube.
À partir du moment où mes larmes ont perlé involontairement, j’ai compris que tout cela n’était ni une illusion, ni un rêve, mais la cruelle réalité.
La trentaine d’années passées ensemble était soudain devenue comme un mirage et je me sentais gagnée par la stupeur d’avoir réalisé son absence.
Peut-être n’a-t-elle pas disparu, mais qu’elle existe d’une façon différente. Il me semble parfois entendre sa voix, apercevoir son air enjoué et sentir la fumée de sa cigarette…
« Si Zyl avait été encore là, qu’aurait-t-elle voulu que je fasse ? » je me pose souvent cette question pendant la nuit.
Elle aurait aimé que je témoigne sa reconnaissance à tout le monde, à son univers qu’elle adorait, à celles et ceux qu’elle admirait et à celles et ceux qui l’appréciaient.
Zyl avait encore un frère et une nièce, néanmoins elle était plus proche de ses amis. Grâce à leurs soutiens, elle put oublier la douleur de la maladie et vivre ses deux dernières années avec joie et optimisme.
« Les Taïwanais sont trop gentils. » disait Zyl.
Ayant vécu à Taïwan durant une trentaine années, elle fit connaissance de nombreux amis et élèves. Ceux-ci l’aimèrent bien et l’aidèrent. C’était aussi une des raisons pour laquelle cet ange Français demeura ici et consacra tout son temps à établir un pont entre la France et l’île de Formose.
Ce qui est dissimulé au fond de son cœur est un remerciement à tous.
« Xie xie ! » en français « Merci ! » est une expression belle et élégante. Après son départ, je voudrais m’incliner à sa place pour exprimer ce « Merci ! » à tout le monde.
Celles et ceux qui connaissent Zyl savent bien que sa personnalité est caractérisée par sa culture, son humour, sa tendresse, son attention envers les autres, son aisance…
On dirait qu’elle ressemble à un chevalier monté sur un tigre, muni d’une épée nommée la sagesse, l’air serein, habité par la bonté et l’esprit romantique, cherchant à favoriser la communication entre la France et Formose. Son charisme lui permet de faire découvrir la civilisation française aux Taïwanais qui la connaissaient peu et aussi d’achever tout seule de nombreux projets au cours de ces trente années.
Étant caractéristique, la nature de Zyl incarne l’idée du « visage originel » (Ben lai mian mu, 本來面目) dans le zen. Un proverbe taïwanais peut également la décrire : « Les braves s’éventrent pour montrer leur loyauté » (Hao han pou fu lai xiang jian, 好漢剖腹來相見), ceci signifie que la franchise est le langage propre de l’amitié. C’est pourquoi celles et eux qui aiment Zyl sont attirés par cette nature. Par rapport à l’hypocrisie de ce monde, sa sincérité est comme l’image d’une fleur de couleur vive et de parfum agréable qui pousse dans un buisson épineux.
Jamais ses échanges avec les autres n’étaient limités par la barrière de la langue. Elle parvenait tout de suite à s’entendre avec les enfants et les personnes âgées.
Mon père aimait bien parler avec Zyl, leur conversation était toujours chaleureuse et détendue. En effet, mon père ne maîtrisait pas le mandarin et Zyl ne parlait pas le taïwanais. Au début, je n’avais pas compris comment ils se comprenaient. J’ai ensuite réalisé que sa sincérité lui permettait de comprendre les autres malgré cette barrière de la langue.
Envoyé par le Ciel, Zyl est un ange arrivant à Taïwan, sans qui ma vie aurait été totalement différente. À la fois mon professeur, mon amie et mon meilleur compagnon de vie, elle m’a permis d’appréhender diverses cultures. Paris, New York et Tokyo, nous avons traversé le monde et témoigné ensemble de toute sa beauté.
La librairie Le Pigeonnier située rue Sungchiang à Taipei et la boutique de Sophie Hong du Palais Royal à Paris sont deux exemples de cette diversité.
D’après le karma du bouddhisme, Zyl et moi étions deux vieilles âmes qui se croisèrent dans le flux du temps. Elle est parisienne ayant des gènes chinois, et moi, taïwanaise ayant des gènes français. Cela explique pourquoi je me sens à l’aise pendant mes séjours à Paris, et pourquoi Zyl est heureuse quand elle se trouve à Taipei.
Quelqu’un m’a dit : « Je suis triste que Zyl n’ait pas pu rentrer en France avant son dernier souffle, mais en même temps, je suis heureux que son âme puisse se reposer à Taiwan, sa terre préférée. » Ce sentiment complexe correspond bien à quatre mots « 悲欣交集 » (Bei xin jiao ji), écrits par le maître bouddhiste Hong-Yi à la fin de sa vie, qui désignent une émotion mêlée de tristesse et de joie vis à vis de la mort.
En juillet 2010, Zyl avait beau subir la douleur de la maladie, elle est revenue à Taipei pour voir le spectacle de l’opéra La Peintre, Yin-lin. Quand je l’ai vu pousser la porte pour entrer dans la salle, il me sembla qu’elle allait s’effondrer et qu’il lui restait juste sa volonté pour soutenir son corps affaibli. Cela m’a fait mal au cœur, et j’ai eu le pressentiment qu’elle avait décidé de rester à Formose pour dernière destination de sa vie.
Pour son action culturelle d’une trentaine d’année à Taïwan, Zyl a reçu l’insigne de Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres qui confirme sa contribution non seulement à la culture française, mais aussi à celle de Taïwan.
Certes, Zyl est partie, mais puisque nous sommes deux vieilles âmes, deux vieilles voyageuses, je suis sûr qu’un jour nous nous croiserons à nouveau.
À Keelung, dans notre maison donnant sur la mer, Zyl m’a dit qu’elle avait sommeil. Nous nous sommes dit bonne nuit, et elle est montée pour dormir.
Bonne nuit, Zyl.
Merci à toutes celles et ceux qui se souviennent d’elle. |